Sous la Russie Impériale

La tragédie des derniers Romanov

Dans la nuit du 16 au 17 juillet 1918, le tsar Nicolas II, son épouse l’impératrice Alexandra Feodorovna, leurs enfants Olga, Tatiana, Maria, Anastasia et Alexis sont exécutés sur ordre de Lénine, par les bolchevicks, à Ekaterinbourg. Le tsar avait abdiqué le 22 mars 1917 et la famille impériale était détenue dans la maison Ipatiev depuis le 28 avril. En juillet 1918, quelques rares domestiques sont encore auprès d’elle : Alekseï Egorovitch Trupp ( valet de pied de Nicolas II), le docteur Botkine (médecin de la famille), Anna Demidova (femme de chambre d’Alexandra) et Ivan Kharitonov (cuisinier du tsar).  Ce sont donc onze personnes qui sont massacrées cette nuit par l’armée Rouge.

Les corps sont ensuite aspergés d’acide sulfurique et de chaux, puis brûlés. Les restes sont jetés  dans un puits de mine. En effet, le parti de Lénine ne peut être qu’entaché s’il est avéré que l’armée Rouge est à l’origine de l’assassinat du tsar et de son épouse, mais surtout de celui de quatre jeunes filles (âgées de 22, 21, 19 et 17 ans) et d’un garçon de 13 ans, malade et sans défense (le tsarévitch souffrait d’hémophilie). Dès lors, on fait circuler l’information selon laquelle seul Nicolas II a été exécuté, au motif qu’il s’apprêtait à s’enfuir. L’impératrice et ses filles sont « en sécurité ». Quant à Alexis, pas un mot ne filtre à son sujet. Mais en entourant de mystères la fin des Romanov, Lénine permet aux rumeurs les plus folles de se propager, car beaucoup n’arrivent pas à croire que toute la famille ait été exécutée de sang froid par les opposants au régime tsariste.

La famille impériale en 1913 : Olga, Maria, Nicolas II, Alexandra Feodorovna, Anastasia, Alexis et Tatiana (de gauche à droite)
La famille impériale en 1913 : Olga, Maria, Nicolas II, Alexandra Feodorovna, Anastasia, Alexis et Tatiana (de gauche à droite)

En  1922, une certaine Anna Anderson prétend être Anastasia : internée en février 1920 après une tentative de suicide, la jeune femme tait son identité pendant deux ans, avant d’affirmer être la grande-duchesse. Les corps du tsar et de sa famille n’ayant pas été retrouvés, certains veulent croire que la plus jeune fille de Nicolas II a survécu. Celle qui affirme être Anastasia raconte qu’elle a été  sauvée par l’un des bourreaux, pris de pitié pour elle, après avoir constaté que, malgré les tirs et les coups de baïonnettes, la jeune fille respirait encore, grâce aux bijoux cousus dans son corset. Anastasia aurait ensuite épousé son saveur et en aurait eu un enfant. Après le décès de son époux et de son bébé, elle tente alors de se suicider en sautant d’un pont mais est sauvée de la noyade et conduite dans un hôpital où, traumatisée, elle reste muette durant deux ans.

Dès lors, les partisans de cette Anastasia s’opposent à ceux qui sont convaincus que la grande-duchesse est bien décédée avec sa famille, en 1918. Anna est présentée à des personnes qui ont connu la grande-duchesse Anastasia, afin qu’ils puissent confirmer son identité. La mère de Nicolas II, l’impératrice Marie Feodorovna (née Dagmar de Danemark), ne reconnaît pas sa petite-fille derrière les traits d’Anna, tout comme une vingtaine de membres de la famille impériale et l’ancien précepteur des filles du tsar. En revanche, la grande-duchesse Xenia Romanov (1875-1960), sœur de Nicolas II, reconnaît Mlle Anderson comme étant sa jeune nièce disparue. Il en va de même pour les enfants du défunt docteur Botkine, qui ont côtoyé Anastasia et qui sont persuadés qu’il s’agit d’Anna. Il est vrai que la jeune femme se « souvient » de détails troublants, de scènes qui se sont déroulées en privé, entre Nicolas II et son état-major, et dont seule une personne vivant dans l’intimité du tsar – sa fille par exemple – peut connaître. Mais à l’inverse,  il y a un sérieux problème de langue pour attester de la véritable identité d’Anna Anderson : celle-ci ne s’exprime qu’en allemand. Or, Anastasia maîtrisait le russe, le français et l’anglais. En revanche, elle ne  parlait pas l’allemand, la langue de sa mère. L’impératrice Alexandra était d’ailleurs contrariée que sa fille cadette se refuse à l’apprendre. Pour expliquer qu’Anna ne puisse s’exprimer en russe, ses partisans avancent qu’elle souffre d’une amnésie, consécutive aux traumatismes vécus. Mais les médecins jugent que cela est peu probable.

Photographie d'Anna Anderson
Photographie d’Anna Anderson

Les partisans d’Anna Anderson accusent leurs opposants ne pas reconnaître en elle Anastasia pour que celle-ci ne puisse prétendre à son héritage familial. A l’inverse, ceux qui soutiennent la jeune femme sont qualifiés d’opportunistes, qui profiteraient à coup sûr de la situation si Anna Anderson était reconnue comme étant la grande-duchesse, unique survivante des enfants du tsar.

En secret, les membres de la famille Romanov engagent un détective privé, afin d’enquêter sur Anna Anderson. Alors que les recherches sont en cours, on apprend, en 1926, que le cercueil du tsar Alexandre Ier – mort officiellement en 1825 – est vide… de quoi donner du crédit à l’histoire d’Anna. Mais en 1928, le détective peut affirmer que la jeune femme n’est pas la fille de Nicolas II mais une ouvrière polonaise, du nom de Franziska Schanzkowski. Née en 1896, celle-ci a fait deux séjours en hôpital psychiatrique, avant de disparaître le 15 février 1920, soit deux jours avant la tentative de suicide d’Anna. Le détective retrouve la famille de cette femme, qui lui montre des photos de la jeune Franziska : c’est la même personne qu’Anna. Elles ont en commun une cicatrice à la main gauche, séquelle d’une explosion datant de 1916, qui a blessé Franziska. Pourtant, Anna Anderson affirme toujours être Anastasia et ses partisans dénoncent une machination : sa famille a « inventé » le personnage de Franziska Schanzkowski pour discréditer l’histoire d’Anna/Anastasia, et la faire sombrer dans la folie.

Photographie de la pièce où la famille impériale fut assassinée : le mur a été détérioré par les impacts des balles.
 Photographie de la pièce où la famille impériale fut assassinée : le mur a été détérioré par les impacts des balles.

Selon l’historien français Marc Ferro, Anastasia, ainsi que ses sœurs et sa mère, auraient échappé au massacre de 1918, bien qu’officiellement elles soient dites mortes. En effet, leur survie serait d’ordre politique : à cette époque, le régime bolchevik est fragile et dépend de l’arrêt de la guerre avec l’Allemagne. Or, l’impératrice Alexandra, née Alix de Hesse, est la cousine de l’empereur Guillaume II. Son assassinat, tout comme celui de ses filles, pourrait avoir de lourdes conséquences. Les bolcheviks auraient donc caché Alexandra et les quatre grandes-duchesses après l’exécution de Nicolas II et d’Alexis, puis auraient organisé leur transfert vers l’Allemagne. Ainsi, elles auraient été vues à Perm, en aout et septembre 1918. Puis Alexandra et ses trois filles aînées auraient pris un train sans Anastasia, qui se serait enfuie le 17 septembre . On perd alors leurs traces. Pour faire croire à la mort de toute la famille dans la maison Ipatiev, d’autres personnes (mais qui ?) auraient été fusillées à la place de l’impératrice et des grandes-duchesses…

Anna Anderson affirme jusqu’à sa mort, en 1984, qu’elle est Anastasia Romanov, bien qu’elle ne parvienne pas à être officiellement reconnue comme telle. Pour l’historien Jean Des Cars, il se peut que cette femme fut elle-même victime de personnes peu scrupuleuses, qui l’ont poussée à croire qu’elle était la grande-duchesse, en raison de sa forte ressemble avec Anastasia : Anna Anderson/Franziska Schanzkowski, sans doute amnésique et physiologiquement fragile, aurait fini par se persuader qu’elle était bien la fille du dernier tsar de Russie.

La grande-duchesse Anastasia (vers 1914)
La grande-duchesse Anastasia (vers 1914)

Dans les années 1970, le géologue russe, Alexandre Avdonine, entreprend de rechercher les restes de la famille impériale, épaulé par l’écrivain et cinéaste Gueli Ryabov. En mai 1979, ils découvrent des crânes humains près du puits de mine de la maison Ipatiev. Leur quête n’ayant rien d’officielle, les deux hommes se taisent et ne révèlent leur découverte qu’en 1991, peu de temps avant la dislocation de l’URSS. Les ossements sont alors exhumés à nouveau, et ce de façon officielle, dans la forêt de l’Oural. Des analyses ADN sont effectuées, afin que l’on soit certain que les restes découverts sont bien ceux des Romanov. Pour pratiquer celles-ci, l’époux de la reine Elizabeth II, le duc d’Edimbourg est sollicité, car sa grand-mère maternelle, Victoria de Hesse (1863-1950), était la sœur de la tsarine Alexandra. Pour les scientifiques, les ossements retrouvés sont bien ceux de Nicolas II et de sa famille. Les derniers Romanov sont ainsi inhumés dans la cathédrale Saint-Pierre et Saint-Paul de Saint-Pétersbourg,  à la date symbolique du 17 juillet 1998, cent ans après leur assassinat.

Il manque, cependant, deux corps : l’identification des ossements permet de suggérer qu’il s’agit de ceux du tsarévitch Alexis et de l’une des plus jeunes grandes-duchesses,  Maria ou Anastasia. Il est néanmoins impossible que celle-ci ait survécu sous l’identité de Mme Anderson : en effet, bien qu’Anna ait été incinérée à sa mort, un morceau de son côlon a été prélevé et conservé en 1979, alors qu’elle était opérée de l’intestin aux Etats-Unis. Les tests ADN effectués par la suite ont définitivement confirmé qu’Anna Anderson n’était pas la fille d’Alexandra Feodorovna.  Mais l’absence de deux corps alimente encore les rumeurs. On se souvient également d’une veille dame décédée en Italie en 1970, laissant un manuscrit à n’ouvrir que dix ans après sa mort… elle y indiquait être Maria Romanov.

Photographie de la cérémonie d'inhumation des restes de la famille impériale, dans la cathédrale à Saint-Pétersbourg, le 17 juillet 1998
Photographie de la cérémonie d’inhumation des restes de la famille impériale, dans la cathédrale à Saint-Pétersbourg, le 17 juillet 1998

Le 29 juillet 2007, deux corps sont découverts à Ekaterinbourg. Le 30 avril 2008, les analyses ADN confirment qu’il s’agit bien des restes du tsarévitch Alexis et de la grande-duchesse Maria (les ossements appartiennent à une jeune fille de 19 à 20 ans). Anastasia se trouvait donc parmi les premiers corps retrouvés en 1991. Les assassins auraient d’abord voulu faire disparaître les corps avec de l’acide, commençant par ceux de Maria et d’Alexis. L’opération prenant trop de temps, ils auraient finalement choisi de les enterrer et de jeter les autres cadavres plus loin, dans un puits de mine. Le 17 juillet 2008, les restes de Maria et d’Alexis rejoignent ceux de leurs parents et de leurs sœurs en la cathédrale Saint-Pierre et Saint-Paul.

Bibliographie :

 – Les Romanov : une dynastie sous le règne du sang, par Hélène Carrère d’Encausse
– La saga des Romanov : de Pierre le Grand à Nicolas II
, par Jean des Cars
La vérité sur la tragédie des Romanov, par Marc Ferro
– Le drame des Romanov : Histoire d’une dynastie ( 1613-1917), par Michel de Saint-Pierre