Sous la Russie Impériale

Alexandre Ier : la mort énigmatique du tsar

Après sa grande victoire sur Napoléon Ier en 1812, le tsar Alexandre Ier commence à se renfermer sur lui-même, et se réfugie de plus en plus dans la religion. En 1824, le tsar souffre de plusieurs maux (inflammations, fièvres…) et pleure la perte de sa fille illégitime, Sophie, née de sa liaison avec la princesse Marie Narychkine. La jeune fille, née en 1808, décède soudainement en juin 1824, d’une crise de phtisie (tuberculose pulmonaire), à l’âge de 16 ans. A l’annonce de sa mort, Alexandre accuse le coup : « Je reçois le châtiment pour toutes mes erreurs ». Lorsque son ministre des Affaires religieuses et de l’éducation, Alexandre Nikolaïevitch Golitsyne, lui fait remarquer « Dieu vous a miraculeusement arraché au péché. Il a rappelé à lui le fruit de cet attachement qui n’aurait jamais dû voir le jour », le tsar répond : « C’est la volonté de Dieu, je m’y soumets ». En novembre, une crue de la Neva inonde la capitale, faisant d’importants dégâts et de nombreux morts. Pour le tsar c’est un nouveau signe de Dieu : « C’est pour mes péchés qu’il nous inflige cette peine ». Fatigué par l’exercice du pouvoir, il semble vouloir renoncer au trône et se consacrer à la prière et à la méditation.

L’état de sa santé de son épouse, l’impératrice Elisabeth, se dégrade après un « refroidissement », poussant Alexandre Ier à déclarer qu’il va abdiquer en faveur de son frère, Nicolas Romanov (son cadet de dix-neuf ans) : « Je suis décidé à me défaire de mes fonctions et à me retirer du monde. L’Europe a plus que jamais besoin de souverains jeunes et dans l’énergie de leur force ». A sa famille, surprise de sa décision, le tsar répond : « Je veux abdiquer, je n’ai plus la force de porter le fardeau du gouvernement ». Alexandre est décidé à abandonner le trône « à l’aube de ses 50 ans »… il a alors 47 ans. 

Le tsar Alexandre Ier, par François Gérard (1814)
Le tsar Alexandre Ier, par François Gérard (1814)

Dès lors, le tsar vit dans une « semi-retraite » et entreprend, en septembre 1825, un voyage avec son épouse à Taganrog, au bord de la mer d’Azov. Loin de la capitale, Alexandre mène  une vie simple et paisible dans un quasi anonymat, allant à la rencontre de ses sujets, visitant les villages, les églises et les hôpitaux. A pied ou à cheval, le tsar veut être accessible à son peuple, échanger avec lui et apprendre à le connaître, loin de la noblesse, dont il méprise « la bassesse » pour parvenir à des postes importants.  Lors de son voyage, Alexandre Ier prend froid et est victime d’une forte fièvre (typhoïde ?) en novembre. Il tient à se confesser « non comme un tsar mais comme un homme ». Veillé par sa femme, il meurt le 1er décembre 1825, peu de temps avant d’avoir atteint ses 48 ans. 

La disparition soudaine du tsar, décédé une brève maladie cachée à tous et loin de la capitale, alimente bientôt le mystère et la rumeur : Alexandre n’est pas mort. Chose curieuse : le corps du tsar – qui est exposé durant trois jours – est, selon ceux qui ont bien connu le tsar, « méconnaissable ». Pour eux, c’est très clair :  les traits du mort ne sont pas ceux d’Alexandre. Il faut ensuite trois mois au cercueil pour atteindre Saint-Pétersbourg, le 26 février 1826. Contrairement à l’usage russe, la dépouille du tsar n’est pas exposée pour la foule venue lui rendre hommage : ses sujets doivent se recueillir devant un cercueil fermé. 

Le tsar Alexandre et l'impératrice Elisabeth (anonyme, vers 1808)
Le tsar Alexandre et l’impératrice Elisabeth (anonyme, vers 1808)

Une dizaine d’années plus tard, en 1836, on interpelle près de l’Oural un homme dénommé Fédor Kouzmitch, un ermite qui se promène sans papier et qui refuse d’en dire plus sur lui. Accusé de vagabondage, il est condamné à la déportation en Sibérie. Pourtant, cet homme continue d’intriguer : malgré son âge avancé et sa barbe blanche, il a fière allure et beaucoup de connaissances politiques et historiques, chose étrange pour un homme isolé du monde. Fédor Kouzmitch parle quatre langues, raconte les combats de 1812 avec beaucoup d’entrain et apporte de nombreuses précisions sur les batailles. Dès lors, l’homme humble, réputé pour sa sagesse, attire l’attention et reçoit, en secret, des membres de la haute noblesse et de la famille impériale. Certains soldats russes reconnaissent également en cet homme énigmatique le tsar défunt. De même, en comparant son écriture (l’homme est donc lettré) avec celle d’Alexandre Ier, on y voit une curieuse ressemblance…

Lorsque Fédor Kouzmitch meurt à Tomsk (en Sibérie) le 20 janvier 1864, sans jamais avoir dévoilé ses origines, on remarque sur sa tombe l’inscription « Béni de Dieu », épitaphe d’ordinaire réservée aux tsars.  Dès lors, beaucoup sont persuadés que la dépouille du tsar Alexandre était en fait celle d’un soldat, mort la veille du 1er décembre 1825. Le tsar aurait choisi volontairement de disparaître et, avec quelques rares complices, aurait mis en scène sa mort, afin de pouvoir finir ses jours dans l’anonymat et la méditation.  Mais pourquoi le tsar aurait-il choisi cette option plutôt que d’abdiquer, comme convenu ? 

L'ermite Fédor Kouzmitch (anonyme, XIXe siècle)
L’ermite Fédor Kouzmitch (anonyme, XIXe siècle)

Au cours de ses dernières années de règne, le tsar repense sans cesse à un événement dramatique qui l’a à jamais traumatisé : l’assassinat de son père, le tsar Paul Ier (1754-1801). Paranoïaque, celui-ci ne faisait plus l’unanimité en Russie. Conscient que sa mère, Catherine II, doutait de ses capacités à régner – et lui préférait son fils, Alexandre – Paul avait brûlé tous les papiers de celle-ci à sa mort en 1796 dont, probablement, son testament. En 1801, certains membres de l’aristocratie complotent pour le renverser et persuadent le tsarévitch Alexandre que Paul Ier est atteint de démence.  Si Alexandre accepte que l’on dépose son père, il refuse que l’on attente à sa vie. Devant le refus du tsar à abdiquer, les complotistes l’assassinent et tentent ensuite de faire croire que le tsar est mort d’une crise d’apoplexie. Alexandre n’est pas dupe et pleure lorsqu’on lui apprend que son père est décédé. Toute sa vie, il se reprochera la mort de son prédécesseur et ne prendra jamais aucun plaisir à gouverner. Admiré par son adversaire, Napoléon Ier, le tsar Alexandre ne parvient pourtant pas à trouver la paix intérieure, hanté par le meurtre de son père. 

Alexandre Ier désire que tous les pays vivent en paix mais les prétentions de Napoléon Ier, suivies des envies de vengeance du reste de l’Europe contre l’empereur français, lui font comprendre que son rêve est impossible et que son projet n’est qu’une utopie. Le fils de Paul Ier règne par obligation et non par envie. Pour preuve, alors qu’il n’est pas encore monté sur le trône, Alexandre confie un jour, dans une lettre à son ami Victor Koutchebey : « Mon caractère n’aime que la tranquillité et la paix.  La cour n’est pas une habitation faite pour moi ; je souffre chaque fois que je dois être en représentation […] Mon plan est qu’ayant une fois renoncé à cette place scabreuse j’irai m’établir avec ma femme au bord du Rhin, où je vivrai simplement, en simple particulier, faisant consister mon bonheur dans la société de mes amis et l’étude de la nature ». Il semble donc, qu’avant même d’avoir succédé à son père, Alexandre souhaite déjà vivre à l’écart du monde. Au fil du temps, le tsar dit souvent à son entourage qu’il envisage d’abdiquer avant ses 50 ans. A sa mort, en décembre 1825, il approchait de ses 48 ans. Alexandre a-t-il tout organisé pour finir ses jours dans l’anonymat ?  Le comportement du tsar et son désir d’abandonner le pouvoir viennent renforcer l’hypothèse selon laquelle Alexandre Ier et Fédor Kouzmistch ne sont qu’une seule et même personne. 

Alexandre Ier, par Thomas Lawrence (1818)
Alexandre Ier, par Thomas Lawrence (1818)

Pourtant, si on peut comprendre le désir d’Alexandre de disparaître aux yeux du monde, on ne peut que s’interroger sur le fait qu’il aurait laissé derrière lui son épouse, l’impératrice Elisabeth Alexeïevna, déjà gravement malade à la date de la mort officielle d’Alexandre. Mariés en 1793, les deux époux sont alors forts jeunes : Alexandre n’a que 15 ans et la princesse allemande qu’on lui a choisie, Louise de Bade, n’a que 14 ans. Selon la coutume orthodoxe, elle devient Elisabeth Alexeïevna.  Bien qu’Alexandre ait beaucoup de tendresse pour elle, et qu’ils aient fait un mariage d’amour, il ne résiste pas longtemps aux jolies femmes qui l’entourent et qui sont séduites par la belle stature et l’élégance de celui qui sera surnommé « le sphinx du Nord ». Le tsar aura ainsi plusieurs maîtresses, et des enfants naturels. Délaissée, Elisabeth a, elle-aussi, succombé aux charmes de certains amis de son époux, au point qu’il est possible que les deux filles qu’elle met au monde – Maria (1799-1800) et Elisabeth (1806-1808) – ne soient pas les enfants biologiques d’Alexandre Ier.

A la fin de sa vie, le tsar s’est rapprochée de son épouse, qui lui apporte son soutien dans les moments de doutes et dans sa décision de céder le pouvoir à son frère. Alexandre réalise, peut-être trop tard, combien il tient à sa femme, qui lui est totalement dévouée. Dans sa dernière maladie, il est soigné et veillé par Elisabeth, pourtant souffrante elle-aussi. La tsarine se sait condamnée par la tuberculose et pourtant elle met sa maladie de côté afin de se consacrer à celle de son époux, durant les dernières semaines de son existence. Elle reste auprès du tsar jusqu’à son décès et écrit ensuite à sa mère une lettre révélant son profond attachement pour Alexandre  : « Enfin sur le vrai chemin, nous ne goûtions plus que la douceur de notre union. C’est dans ce moment qu’il m’a été enlevé ». Elisabeth meurt peu de temps après son époux, en mai 1826. 

L'impératrice Elisabeth Alexeïevna (née Louise de Bade), par Elisabeth Vigée Le brun (1798)
L’impératrice Elisabeth Alexeïevna (née Louise de Bade), par Elisabeth Vigée Le brun (1798)

Alexandre aurait-il pu abandonner sa femme, qui se laissa mourir après sa disparition, minée par la tuberculose et le chagrin ? Ou bien, la sachant condamnée, a-t-il maintenu son projet de disparaître ? Craignait-il pour sa vie ? Lorsqu’il quitte Saint-Pétersbourg en 1825, Alexandre continue à se ternir informé de ce qui se passe dans la capitale. Or, des fidèles lui apprennent que l’on conspire… peut-être contre lui. Le tsar écrit alors : « Je sais que je suis entouré d’assassins ». Poursuivi par le souvenir de l’assassinat de son père (et de son grand-père, Pierre III), Alexandre pense peut-être subir le même sort, et cela qu’il abdique ou non. Déclaré mort, il peut commencer une nouvelle existence pour racheter ses fautes, en menant une vie modeste et discrète. 

Si on ne peut savoir avec certitude si Fédor Kouzmitch était bien Alexandre Ier, le mystère qui entoure la mort du tsar ne faiblit pas avec le temps.  Selon une rumeur, le tsar Alexandre II (neveu d’Alexandre Ier) puis son fils, Alexandre III, auraient fait ouvrir le cercueil du « sphinx du Nord » pour constater – avec stupeur – que celui-ci était vide ! Nicolas II, dernier tsar de Russie, aurait également été au courant du mystère qui entourait la mort d’Alexandre Ier et se rendra à Tomsk, où est inhumé le mystérieux ermite Fédor Kouzmitch.

Afin de mettre un terme aux « suppositions farfelues sur la fin d’Alexandre Ier » (Jean des Cars) Staline décide lui-aussi, en 1926, de faire ouvrir la tombe du tsar : à la consternation générale, aucun corps n’y est trouvé, ce qui relance les spéculations. A ce jour, si la thèse d’une mort simulée n’est pas formellement attestée, celle-ci reste plausible, tant les similitudes entre Alexandre Ier et Fédor Kouzmitch sont troublantes…

Bibliographie

– La saga des Romanov : de Pierre le Grand à Nicolas II, par Jean des Cars
Alexandre Ier, tsar de Russie : un sphinx en Europe, par Paul Mourousy 
Les Romanov : 1613 – 1918, par Simon Sebag Montefiore