Un Tableau, une Histoire

Les Hasards heureux de l’escarpolette

« Les Hasards heureux de l’escarpolette » est l’un des tableaux du style Rococo les plus célèbres du XVIIIe siècle, réalisé par le peintre Jean-Honoré Fragonard (1732-1806) entre 1767 et 1769. Le commanditaire de l’œuvre est le baron de Saint-Julien, François-David Bollioud des Granges (1713-1788), receveur général du Clergé. Celui-ci désire être mis en scène avec sa jeune maîtresse et s’adresse d’abord au peintre Gabriel-François Doyen, en ces termes :

« Je désirerais que vous peignissiez Madame sur une escarpolette qu’un évêque mettrait en branle. Vous me placerez de façon, moi, que je sois à portée de voir les jambes de cette belle enfant, et mieux même si vous voulez égayer davantage votre tableau ».

Gabriel-François Doyen est davantage habitué à peindre des scènes inspirées de l’Antiquité et des tableaux en rapport avec la religion. Aussi, il décline l’offre du baron de Saint-Julien et l’oriente vers Jean-Honoré Fragonard, considéré comme le peintre de la frivolité, qui n’hésite pas à composer des scènes érotiques. Cependant, Fragonard craint de fâcheuses conséquences pour sa carrière s’il se risque à peindre un homme d’Église trompé par sa protégée. Aussi, il convainc le baron de Saint-Julien de remplacer l’évêque par le mari cocu.

"Les Hasards heureux de l'escarpolette", par Jean-Honoré Fragonard (1767-1769), musée Wallace Collection (Londres)
« Les Hasards heureux de l’escarpolette », par Jean-Honoré Fragonard (1767-1769), musée Wallace Collection (Londres)

Sur le tableau, la lumière du ciel descend au centre de l’œuvre, où une jeune aristocrate d’une grande beauté est représentée sur une escarpolette (l’ancêtre de la balançoire). Elle est vêtue d’un jupon blanc qui a l’aspect d’un nuage. La robe rose de la jeune femme tranche avec les autres couleurs du tableau, si bien que notre œil se pose d’abord sur elle. Ce rose est doublement synonyme de l’amour car il renvoie à la fleur du même nom, associée au romantisme, et également à la couleur de Vénus, déesse de l’amour. Dans cette clairière, le soleil tente de se frayer un chemin et vient éclairer la jeune femme, qui apparaît en pleine lumière. Les couleurs de sa tenue contrastent avec les nuances sombres de bleu et de vert qui dominent dans les autres parties du tableau. Ainsi, notre regard est d’abord attiré vers la jeune femme, avant de découvrir le reste de l’œuvre. 

La lumière se fraye un chemin jusqu'à la jeune aristocrate
La lumière se fraye un chemin jusqu’à la jeune aristocrate

Notre jolie aristocrate semble s’élancer dans les cieux. Avec grâce et un regard malicieux, la jeune femme jette – d’un mouvent de la jambe gauche – sa chaussure vers son amant, caché dans les buissons. Avec ce geste, elle découvre sa cheville, signe érotique et sensuel pour le XVIIIe siècle, époque où il est jugé indécent de dévoiler ses jambes.

Le « heureux hasard » de la scène, c’est la présence de l’amant de la jeune femme (en bas à gauche) caché dans un endroit idéal pour admirer les formes de sa maîtresse, sans être repéré. On conviendra, bien entendu, que ce « heureux hasard » est ironique, la jolie aristocrate ne semblant pas du tout surprise de découvrir son amant dans cette partie du jardin. Au contraire, elle paraît s’en amuser et provoquer ses sentiments, en lui lançant sa chaussure et en lui laissant apercevoir son pied, ses jambes et peut-être davantage. Le baron semble troublé par cette vision : sa posture indique qu’il a dû perdre l’équilibre et il se retrouve allongé au milieu des fleurs, dérouté par la beauté et la sensualité de sa maîtresse.

Tombé dans le parterre, le baron contemple les jambes de sa maîtresse
Tombé dans le parterre, le baron contemple les jambes de sa maîtresse

Le regard de l’amant semble brûler de désir pour le bel ange qui s’amuse de lui : la jeune femme n’est pas aussi innocente que son vieux mari semble le croire et, sous son air enfantin, elle a parfaitement compris comment séduire son amant avec des gestes et des regards. Dès lors, la vertu de l’innocence (symbolisée par la couleur blanche de son jupon) est ici bafouée par les deux jeunes gens. 

Suspendue dans les airs, l’épouse volage a conscience qu’elle est, à ce moment, inaccessible à son amant (qui ne peut se risquer à être découvert), et semble en rire : entre eux c’est un jeu sensuel et dangereux qui se joue, sous le nez du mari cocu.

Fragonard nous montre une jeune femme amusée par la situation, complice de son amant
Fragonard nous montre une jeune femme amusée par la situation, complice de son amant

Le mari trompé est à l’arrière-plan du tableau. Il remplace l’évêque initialement souhaité par le commanditaire de l’œuvre. Assis sur un banc, il semble prendre part au plaisir de sa jeune épouse, en actionnant les cordes de l’escarpolette. Cependant, le mari cocu pense que sa femme s’amuse simplement du plaisir enfantin de virevolter dans les airs. Il sourit en poussant l’escarpolette et regarde tendrement son épouse. Peut-être entend-t-il son rire malicieux et pense-t-il être à l’origine de la joie éprouvée par la jeune femme, alors qu’il est manifeste qu’elle se moque de lui. De sa position, la mari cocu ne voit pas l’amant caché qui « profite du spectacle » tandis que lui ne voit son épouse que de dos : à aucun moment, il ne se doute que sa délicieuse femme se joue de lui et que ce jeu dans la clairière a pour seul but de voir son galant.

Le mari trompé, à l'arrière-plan
Le mari trompé, à l’arrière-plan

Le pauvre mari semble être le seul qui ne voit pas le jeu des deux amants. En effet, on remarque, à plusieurs endroits du tableau, des angelots dont l’expression indique qu’ils ont compris le subterfuge des deux amants : à gauche de l’œuvre, un Putto (symbole de l’amour) est manifestement complice du baron et de sa maîtresse, car il porte un doigt à ses lèvres. Par son attitude, il souligne donc la liaison secrète des jeunes gens, inconnue de l’époux. Il nous invite à garder le silence mais regarde également dans la direction de deux petits Amours, qui semblent contrariés par ce qui est en train de se passer : le premier détourne le regard tandis que le second pose des yeux choqués en direction de la jeune femme, croisant ainsi le regard du Putto qui semble lui intimer l’ordre de se taire.

Le Putto et les deux Amours, complices (malgré eux ?) des deux amants
Le Putto et les deux Amours, complices (malgré eux ?) des deux amants

Les angelots se sont pas les seuls à avoir remarqué le tour que les deux amants jouent au vieil aristocrate. A droite du tableau, un petit chien aboie en direction de la jeune femme mais également du Putto, en montrant les dents. A travers cet animal, qui appartient sans doute au mari trompé, Fragonard a dû vouloir représenter la fidélité qui existe entre le chien et son maître, visiblement plus forte que celle entre une épouse et son mari.

Le petit chien de l'époux trompé semble vouloir réprimander la jeune femme
Le petit chien de l’époux trompé semble vouloir réprimander la jeune femme

Dans le tableau de Fragonard, la végétation joue également un rôle et n’est pas laissée au hasard. La scène se passe dans un endroit clos, une clairière à l’abri des regards. C’est un lieu intime où le vieil aristocrate pense être seul avec sa femme. La nature qui entoure le mari (à l’arrière-plan) est fanée tandis que celle qui entoure l’amant est verdoyante et fleurie : ainsi, la végétation en fin de vie et l’époux trompé renvoient au passé, tandis les fleurs du premier plan et l’amant sont synonymes d’un futur radieux, qui semble tout tracé pour la jeune fille et son galant. 

La végétation entourant le jeune amant (des fleurs épanouies) et le mari (un vieil arbre)
La végétation entourant le jeune amant (des fleurs épanouies) et le mari (un vieil arbre noueux )

C’est bien le triomphe des amours clandestins qui est mis en scène par Fragonard, dans un cadre érotique. Dans son œuvre, le peintre saisit un moment très bref : la belle aristocrate, qui semble s’envoler vers le ciel grâce aux mouvements de l’escarpolette, va redescendre dans les prochaines secondes vers son époux : la balançoire la fait ainsi passer de son mari à son amant, tant que durera ce jeu « innocent ». Nous sommes en présence d’un triangle amoureux avec ces trois protagonistes, qui est mis en évidence par Fragonard dans son tableau : 

Le triangle amoureux dans l'œuvre de Fragonard
Le triangle amoureux dans l’œuvre de Fragonard

« Les Hasards heureux de l’escarpolette » est considérée comme l’une des œuvres les plus connues de Jean-Honoré Fragonard. C’est un tremplin pour le peintre, qui aura de nombreuses commandes par la suite.  Le tableau est reproduit en 1782 sous forme de gravure par  Nicolas de Launay, sous le titre « l’Escarpolette » pour être ainsi diffusé à travers l’Europe. L’atelier de Fragonard réalisera également une autre version du tableau, légèrement différente de l’original :  le Putto est remplacé par un vase, le petit chien a disparu, l’époux trompé a été rajeuni et l’intensité des couleurs a été modifiée… si bien que les interprétations de l’œuvre de Jean-Honoré Fragonard deviennent multiples, au fil des reproductions. 

Deux variantes de "L'Escarpolette" : gravure de Nicolas de Launay, 1782 (musée du Louvre, Paris) et peinture de l'atelier de Fragonard, XVIIIe siècle (musée Lambinet, Versailles)
Deux variantes de « L’Escarpolette » : gravure de Nicolas de Launay, 1782 (musée du Louvre, Paris) et peinture de l’atelier de Fragonard, XVIIIe siècle (musée Lambinet, Versailles)

Depuis le XIXe siècle, le tableau a souvent été repris ou détourné, comme ce fut le cas dans le film d’animation « La Reine des neiges » des studios Disney, en 2013 : ici, l’œuvre de Fragonard est remaniée afin de mettre en scène deux amoureux et non plus deux amants qui se jouent d’un vieux mari. Ainsi, l’amant dissimulé disparaît de la toile et l’époux activant l’escarpolette est rajeunit. Dès lors, l’œuvre ne représente plus l’érotisme et un « jeu de dupe » mais une banale scène champêtre et romantique… la morale est sauve ! 

Le tableau contourné par Disney dans son film d'animation "La Reine des neiges" (2013)
Le tableau contourné par Disney dans son film d’animation « La Reine des neiges » (2013)