Un Tableau, une Histoire

Les trois petites archiduchesses, filles de l’impératrice Marie-Thérèse

La grande galerie du palais impérial de Innsbruck (en Autriche) présente les portraits des membres de la famille de l’impératrice Marie-Thérèse (1717-1780) et de son époux, François-Etienne de Lorraine (1708-1765), peints par l’atelier de Martin Van Meytens. L’impératrice en a passé commande en 1765, à l’occasion du mariage de son fils, l’archiduc Léopold (futur Léopold II) avec la princesse espagnole Marie-Louise de Bourbon. On découvre ainsi les portraits du couple impérial, entouré par ceux de ses enfants, des conjoints de ceux-ci, et de ses petits-enfants. L’impératrice Marie-Thérèse a mis au monde seize enfants et tous, sans exception, sont représentés dans la galerie. Chose rare pour l’époque, l’impératrice va jusqu’à commander un tableau représentant, post-mortem, ses trois filles mortes en bas âge.

Les trois archiduchesses mortes en bas âge, par l'atelier de Martin Van Meytens (vers 1765)
Les trois archiduchesses mortes en bas âge, par l’atelier de Martin Van Meytens (vers 1765)

Les dix filles de l’impératrice Marie-Thérèse reçoivent toutes plusieurs prénoms, le premier étant toujours « Marie », pour marquer la vénération de la famille impériale à la mère du Christ. Cette tradition remonte à Léopold Ier (1640-1705), grand-père paternel de Marie-Thérèse. Ainsi, en privé, c’est généralement le second prénom reçu qui est utilisé pour désigner les princesses.

Sur le tableau ci-dessus, les trois archiduchesses mortes en bas âge sont représentées sur un nuage – qui semble sortir de la pierre tombale – formant un chemin qui mène les princesses vers le ciel. Les couleurs utilisées sont assez sombres, excepté pour les archiduchesses, vêtues de blanc, et pour le chemin nuageux qui est baigné de lumière. Certains effets de la peinture tendent à donner un aspect de spectre aux filles de Marie-Thérèse, dont l’âme s’échapperait de la pierre tombale pour s’envoler vers les cieux.

En bas du tableau, figure l’aînée des enfants de Marie-Thérèse et de François-Etienne, Marie Elisabeth Amélie .

Détail représentant l'archiduchesse Marie-Elisabeth (1737-1740)
Détail représentant l’archiduchesse Marie-Elisabeth (1737-1740)

La première des archiduchesses naît le 5 février 1737, un an après le mariage de ses parents (célébré le 12 février 1736). Très aimée de son grand-père, l’empereur Charles VI (1685-1740), elle est surnommée affectueusement « Liesl » et est décrite comme étant une enfant vive et jolie. Elisabeth décède dans les bras de son père – qui fut toujours très proche de ses enfants – le 7 juin 1740, après avoir été prise de crampes d’estomac et de vomissements, à une époque où les médecins se montrent souvent impuissants face aux maladies qui frappent les plus jeunes. L’archiduchesse Elisabeth est inhumée dans la Crypte Impériale des Capucins, à Vienne.

Sur le tableau, réalisé de nombreuses années après son décès, on retrouve chez Elisabeth la grâce avec laquelle elle était décrite de son vivant. L’enfant porte une guirlande de fleurs, qui peut symboliser sa pureté et son innocence, mais qui n’est pas sans rappeler les compositions florales qui accompagnent les défunts lors des funérailles.

Un peu plus haut sur le chemin, se trouve Marie Caroline Ernestine, la seconde fille du couple impérial à être décédée en bas âge :

Détail représentant l'archiduchesse Marie-Caroline (1740-1741)
Détail représentant l’archiduchesse Marie-Caroline (1740-1741)

Née le 12 janvier 1740, sa naissance est une déception, Marie-Thérèse venant là d’accoucher de sa troisième fille, tandis que l’empire réclame un héritier mâle. La petite archiduchesse décède le 25 janvier 1741, probablement de la variole. Sa disparition passe inaperçue : l’impératrice, à nouveau enceinte, accouchera du futur Joseph II en mars 1741. La princesse rejoint sa sœur aînée dans la Crypte des Capucins.

Sur le tableau de l’atelier Van Meytens, Caroline est représentée adossée au nuage, comme si elle tentait de se tenir debout, en s’appuyant sur ses jambes : n’oublions pas que la petite fille meurt à l’âge où les enfants commencent à marcher. L’archiduchesse tient une couronne de fleurs – couronne mortuaire ? – dans sa main droite et tend, d’un regard vide, presque fantomatique, des œillets blancs à la troisième archiduchesse, juchée plus haut sur le nuage. Les œillets blancs sont souvent associés à la mort, symbolisant le deuil et l’amour éternel.

La plus jeune des trois archiduchesses, est la dernière à avoir disparu prématurément. Dixième enfant de l’impératrice, elle naît le 17 septembre 1748, et montre de suite des signes de faiblesse. Elle est baptisée dans l’urgence et décède le jour même. La plupart des historiens français la prénomment Marie-Caroline. Pourtant, en bas du tableau de l’atelier de Van Meytens, on peut lire une inscription nous renseignant sur les prénoms usuels des trois enfants : « Elisabetha, Carolina und Christina  » (Elisabeth, Caroline et Christine).

Détail de la pierre tombale d'où s'échappent les âmes des archiduchesses
Détail de la pierre tombale d’où s’échappent les âmes des archiduchesses

Les archiduchesses ayant chacune plusieurs prénoms, il semblerait que cette princesse ait reçu ceux de Marie Caroline Christine et qu’elle soit demeurée l’archiduchesse Christine pour la famille impériale, d’où l’inscription en bas du tableau. Ce prénom usuel de « Christine » est repris dans les ouvrages généalogiques allemands du XIXe siècle et quelques auteurs du XXe siècle évoquent également ce prénom qui aurait été donné à la petite archiduchesse : Georges Poull, Albert Vuaflart et ‎Henri Bourin. Ces deux derniers notent d’ailleurs, au sujet de la série de tableaux de famille commandée par l’impératrice en 1765 : « Un véritable souvenir religieux s’attache à cette œuvre, puisqu’elle offre jusqu’aux frêles effigies des trois archiduchesses mortes en bas âge, y compris celle de la petite Marie-Christine, qui naquit et mourut le 17 septembre 1748″.  De nombreux historiens français utiliseraient donc, à tort, le prénom usuel de « Caroline » pour  désigner ce bébé dans les biographies consacrées à Marie-Thérèse d’Autriche et aux autres archiduchesses.

Avant la naissance de cette enfant, l’impératrice a déjà mis au monde une fille prénommée Marie-Christine (1742-1798). Mais usuellement, il semble que ce soit le prénom de « Marie » qui est donné à celle-ci dans la sphère familiale (elle est surnommée « Mimi » par ses proches). Dès lors, si l’archiduchesse née en 1742 a gardé le prénom usuel de Marie, il est tout a fait logique que l’enfant née en 1748 était destinée à être appelée Christine usuellement.

Détail représentant l'archiduchesse Christine ( † 1748)
Détail représentant l’archiduchesse Christine ( † 1748)

L’archiduchesse Christine est représentée en nouveau-né, assise sur le nuage, à peine drapée d’un tissu blanc, rappelant son innocence et sa pureté, comme les robes blanches de ses sœurs. Les traits de la princesse semblent être dédoublés par endroits : son pied gauche, le haut de son bras gauche, ainsi que le haut de sa tête… comme si l’âme de l’archiduchesse Christine quittait son corps. Sur le tableau cette princesse, à la très courte existence, reçoit de la part de sa sœur Caroline une petit bouquet d’œillets blancs, preuve qu’elle ne sera pas oubliée par sa famille. L’impératrice Marie-Thérèse s’était d’ailleurs dit « fort soulagée » de savoir que sa fille avait eu le temps de recevoir le baptême avant de mourir.

Cela nous amène au dernier « personnage » présent dans le tableau, qui n’est pas nommé par l’artiste sur la pierre tombale :

Détail du tableau, où se dessine un quatrième visage
Détail du tableau, où se dessine un quatrième visage

Au sommet de la toile, on aperçoit une tête de nourrisson abstraite, comme inachevée. Est-ce un ange qui accueille les archiduchesses ? Contrairement aux princesses et au chemin qu’elles empruntent, cette tête n’est pas illuminée, et sort à peine de derrière un nuage, comme si elle ne devait pas être remarquée. Or, un ange ne devrait-il pas être plongé dans la lumière divine ? Doit-on voir dans ce visage à peine ébauché l’ombre d’un autre enfant de l’impératrice, mort-né ? Marie-Thérèse accouche à intervalles réguliers – presque chaque année – et aucun de ces biographes ne fait mention d’une dix-septième grossesse, qui se serait soldée par un enfant mort-né ou par une fausse-couche.

Si aucune explication n’est donnée quant à la signification de ce quatrième personnage, on peut cependant en trouver une en se penchant sur les membres de la famille impériale, qui sont inhumés dans la Crypte dite « Marie-Thérèse » (où se trouvent les trois archiduchesses mortes en bas âge). En effet, à Vienne, la Crypte des Capucins est divisée en plusieurs parties, qui portent chacune le nom d’un empereur (ou impératrice). La sœur cadette de l’impératrice, Marie-Anne d’Autriche (1718-1744) – qui a épousé le frère de François-Etienne de Lorraine – a accouché avant terme une fille mort-née, en octobre 1744. L’enfant, qui n’a pas reçu de prénom, a été inhumée dans la Crypte Impériale, aux côtés des archiducs et archiduchesses. L’impératrice Marie-Thérèse a peut-être souhaité rendre un discret hommage à sa nièce, d’où les couleurs choisies pour la représenter. De plus, la princesse étant née à sept mois de grossesse, celle-ci n’avait pas l’apparence d’un bébé arrivé à terme, ce qui pourrait expliquer que son visage soit à peine dessiné, et que le reste de son corps soit invisible. Enfin, la nièce de l’impératrice n’ayant pas reçu le baptême, son identité ne pouvait être inscrite sur la pierre tombale, aux côtés des prénoms de ses trois cousines.

Le tableau, photographié dans la grande galerie du palais impérial de Innsbruck
Le tableau, photographié dans la grande galerie du palais impérial de Innsbruck

L’hypothèse selon laquelle ce quatrième visage ne représente pas un enfant de Marie-Thérèse est confortée par deux autres tableaux que l’impératrice fait réaliser de ses trois filles disparues prématurément. Dans ces deux compositions, seules les petites archiduchesses sont représentées : Marie-Thérèse d’Autriche n’a donc pas perdu un quatrième enfant au berceau. Le premier tableau est commandé en 1748, juste après la mort de l’archiduchesse Marie-Christine. Les trois archiduchesses sont représentées dans un nuage, s’élevant vers le ciel :

Les trois archiduchesses (de gauche à droite : Caroline, Christine et Elisabeth) par Martin Van Meytens (1748)
Les trois archiduchesses (de gauche à droite : Caroline, Christine et Elisabeth) par Martin Van Meytens (1748)

Martin Van Meytens a également représenté les archiduchesses Elisabeth, Caroline et Christine, montées au ciel, sur ce tableau ( sans doute peint entre 1749 et 1770):

Les trois archiduchesses au ciel (de gauche à droite : Caroline, Christine et Elisabeth)
Les trois archiduchesses au ciel (de gauche à droite : Caroline, Christine et Elisabeth)

Elisabeth, Caroline et Christine apparaissent donc sur trois tableaux, réalisés post-mortem. Marie-Thérèse d’Autriche entretiendra toujours le souvenir de ses filles décédées prématurément, assistant régulièrement à des messes dites en leur mémoire. Ce comportement troublera les contemporains de l’impératrice, dont la plupart oublient vite les enfants disparus en bas âge, à une époque où la mortalité infantile est élevée (la plupart des cours européennes ne prennent le deuil d’un enfant royal que si celui-ci était âgé d’au moins 7 ans).

Les historiens ont souvent évoqué le manque d’attention de l’impératrice pour ses plus jeunes enfants, dont  la  future reine de France, Marie-Antoinette. On observe ainsi que, si Marie-Thérèse est proche de ses neuf premiers enfants (nés entre 1737 et 1747), les rapports avec les suivants (nés entre 1750 et 1756) seront plus distants. Dans sa correspondance, l’impératrice évoque également ses aîné(e)s à de nombreuses reprises, à la différence des archiducs et archiduchesses nés à partir de 1750.  Entre ses deux « groupes » d’enfants , il y avait eu la naissance de la petite Christine (1748), que l’impératrice aurait souhaité être la dernière, comme elle l’écrivait alors : « Je serais assez contente de finir avec dix enfants, car je sens que cela m’affaiblit et me vieillit beaucoup ».

Bibliographie

Les confins d’une mère : Marie-Thérèse d’Autriche et ses enfants, par Elisabeth Badinter
La Maison Ducale de Lorraine, par Georges Poull
Les portraits de Marie-Antoinette ( étude d’iconographie critique), par Albert Vuaflart et Henri Bourin