L'Histoire à travers les Romans

Mémoire froissée

Roman historique de Christine Machureau
(trilogie parue en 2015 et 2016)


Dans la France de la fin du XIVe siècle, la jeune Anne Rameau a vu sa mère être emmenée par les hommes de l’Inquisition, alors qu’elle n’avait que 6 ans. Accusée de sorcellerie alors qu’elle soulageait les maux des gens par ses connaissances des plantes, Fleurine ne reviendra pas auprès de sa famille. En grandissant, Anne développe, elle-aussi, ce don pour soigner les autres. Prudente, afin de ne pas faire concurrence à l’apothicaire et subir le même sort que sa mère, la jeune femme devient herboriste. Son destin bascule lorsqu’elle entre par hasard en possession d’un livre, qui va lui faire quitter sa Touraine natale pour l’emmener sur les chemins de Champagne…

A travers la vie d’Anne, nous découvrons le quotidien des français au Moyen Age. Très bien documentée, l’auteure nous brosse un tableau réaliste de la vie dans les villes et les campagnes. Loin du luxe des grands de ce monde et de la cour du roi, les paysans, marchands et petits bourgeois sont soumis aux famines, aux maladies, épidémies et taxes à payer aux seigneurs. Si l’héroïne est fictive (encore que…), son voyage et les amitiés qu’elle noue nous font découvrir l’organisation des villes, le fonctionnement des hospices où les religieuses prodiguent d’avantage de soins aux malades que les médecins, qui se font rares. Officiellement herboriste, Anne glisse doucement vers l’alchimie, passionnée par ce qu’elle apprend au contact des chirurgiens et des guérisseurs dans la ville de Troyes, où elle s’arrête. Courageuse et soucieuse des autres, la jeune femme se consacre à la santé des plus démunis, soulage les rhumatismes des vieillards, recherche des fortifiants pour les enfants (ô combien fragiles !) et aide les femmes à accoucher.

Bien que l’ héroïne n’aspire pas à avoir une vie mouvementée, elle va se retrouver, malgré elle, au cœur de complots qui la dépassent et qui vont l’amener à côtoyer des personnes importantes, telles que Marguerite de Bourgogne ou le futur Charles VII. Témoin gênant, détentrice d’un secret d’État, Anne va devoir faire confiance à son instinct pour échapper à ceux qui veulent la faire disparaître…

Si les conditions de vie des français nous serrent parfois le cœur, ceux-ci semblent fatalistes lorsqu’un malheur s’abat que leur ville ou leur village : les hivers rigoureux qui emportent les bébés et les plus fragiles, les épidémies de peste qui isolent – et condamnent parfois – toute une population, frappent le peuple sans distinction d’âge. L’auteure nous fait revivre le quotidien des français, non idéalisé, et nous confronte à une réalité dure, à laquelle on ne peut que se soumettre (certains passages du livre sont violents et sombres, mais véridiques ).

La guerre de Cent Ans marque le début d’une période trouble et compliquée, selon que le seigneur (vassal du roi) se range du côté de son souverain  ou de l’ennemi anglais : car les villes qui « appartiennent » au duc de Bourgogne, lequel prête allégeance à l’Anglais, encourent bientôt la colère du roi de France. Nous assistons ainsi, à travers cette trilogie, à plusieurs pillages, des villages mis à sac, à feu et à sang, à des populations massacrées sans distinction d’âge ou de sexe dont le seul tort est d’appartenir au duché du vassal qui a trahi son roi. Car il est bien compliqué pour le peuple de revendiquer son allégeance au roi de France sans risquer le courroux du seigneur propriétaire des terres. On tue également, impunément, pour un impôt non-versé à cause d’une disette. Certaines scènes du roman sont glaçantes et basculent dans l’effroi : pourtant, le récit ne fait que nous livrer la cruelle réalité de la France Médiévale du XVe siècle, durant une période complexe de notre Histoire. Les chemins ne sont pas sûrs et Anne se retrouvera, plus d’une fois, dans une situation dangereuse. 

Pour les personnages qui disparaissent au fil de la trilogie, il n’a pas de « miracle » comme cela aurait pu être le cas dans un roman plus léger : la mère de famille qui a contracté la peste ne se relèvera pas ; un homme du peuple condamné à mort, criant son innocence, n’échappera pas à son triste destin ;  la jeune fille enlevée dans la forêt ne réapparaîtra pas… Si les gens s’entraident lors d’un incendie, c’est du « chacun pour soi » lorsque la situation est sensible, tragique. On n’ouvrira pas sa porte à un voisin si une épidémie sévit, on ne demandera pas clémence pour un inconnu si c’est pour connaître son funeste sort en représailles. La vie au Moyen Age, c’est une lutte de tous les jours et lors d’une injustice, les petites gens détournent souvent le regard, par lâcheté et surtout parce qu’ils ne sont d’aucun poids pour faire face à un puissant seigneur ou à une armée.

La vie est si fragile, l’avenir est si incertain que les habitants d’une ville saisissent le moindre prétexte pour festoyer : accordailles (fiançailles), mariages et naissances donnent lieu à des fêtes où l’on en profite pour créer des alliances (maritales ou commerciales) et les traditionnelles foires sont l’occasion de grands rassemblements où les artisans mettent en avant leur savoir-faire. Loin des préoccupations de la noblesse et de la guerre de pouvoir que se livrent le roi et ses vassaux, les artisans veulent avant tout à faire fructifier leurs petits commerces, sans se soucier de savoir à quels camps appartiennent leurs clients car leur but est de survivre et de pouvoir nourrir leur famille.

Cette trilogie permet au lecteur d’être confronté aux réalités de la vie au Moyen Age où la mort est omniprésente et le quotidien difficile. Bien qu’elle mette toutes ses compétences aux services des malades, Anne est parfois impuissante et ne peut sauver la vie d’une femme en couches ou d’un homme blessé. Lorsque le malade ressort de l’hospice avec un membre en moins, le reste de son existence est chamboulé car il ne peut généralement vivre que de mendicité. Si la perte d’enfant est source de chagrin, on s’en console plus facilement que s’il s’agit de la mère de famille ou du père, dont l’activité fait vivre la maisonnée. A une époque où la mortalité infantile est élevée, les parents s’interdisent de trop s’attacher à leur progéniture durant les premières années.

Issue d’un milieu modeste, Anne aurait pu mener une existence discrète (surtout après ce qui est arrivé à sa mère) et solitaire. Mais ses dons et son caractère vont la pousser sur les chemins, jusqu’à la ville de Troyes. Ses connaissances et le réseau d’amis qu’elle va tisser autour d’elle lui permettront de s’élever et de se faire une place parmi les habitants, et elle sera souvent sollicitée pour son savoir médical… jusqu’à attirer l’attention d’une certaine duchesse de Bourgogne…

Une lecture agréable et prenante : le style du roman est fluide, riche de détails sur les coutumes de l’époque (manière de se vêtir…) et il y a de nombreuses notes pour faire le lien entre la fiction et la réalité historique. Les chapitres, assez courts, donnent aux trois volumes une bonne dynamique.

Si vous n’avez pas lu la trilogie, ne lisez pas plus loin… revenez après votre lecture 😉 


On quitte Anne avec regret, avec un goût d’inachevé car le roman est écrit à la première personne du singulier. La vie d’Anne s’achève loin des siens et de sa ville de Troyes et on ignore le devenir de ses amis encore en vie, ainsi que la nature de la dernière menace qui pesait sur l’héroïne. La réponse se trouve peut-être dans les Tomes 4 et 5 que l’auteure a écrit ensuite. Cependant, je ne pense pas les lire : Anne étant décédée, ces deux derniers volumes s’articulent autour de la petite-fille de l’héroïne (qui accompagnait sa grand-mère lors de son ultime voyage) et déplacent l’intrigue de France en Orient. Je préfère m’arrêter au moment où l’héroïne du premier Tome quitte la scène.  

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